Baudelaire et le Symbolisme : Fonction du poète et de la poésie
Poésie et déchiffrement du monde – Autoportrait du poète : vertige de l’artiste entre Narcisse et Prométhée
« Correspondances », Baudelaire , Les Fleurs du mal, « Spleen et Idéal », 1857 (Hatier 1ère, p. 212, Nathan 2de, p. 41)
« Le Confiteor de l’Artiste », Baudelaire, Petits poèmes en prose (Le Spleen de Paris), 1862 (Hatier, p. 194)
Lecture intégrale : « Spleen et Idéal », Les Fleurs du mal, 1857-1862-1868 (Hatier, p. 365)
Le sonnet « Correspondances », au début des Fleurs du mal, est le type même du texte qui ouvre un « courant » , qu’on appellera plus tard le symbolisme*, sans pour autant donner naissance à un groupe puisque l’ « école » du même nom ne verra le jour que dans les années 1880. L’importance de ce poème tient au programme poétique nouveau qu’il énonce dès 1857 : le travail du poète est d’exprimer, grâce à ses images et à ses symboles, les « correspondances » sensorielles ou spirituelles qui peuvent redonner un sens à notre monde moderne si « confus ». [* Symbolisme : Nathan 2de, p. 43]
Cf. lettre de Baudelaire à Arsène Houssaye : influence d’Aloysius Bertrand (Hatier 1ère p. 196)
Le rôle du poète chez Victor Hugo, et encore chez Baudelaire, est d’être réceptacle du divin, de recueillir, de saisir intuitivement les mystérieuses correspondances entre le temporel et l’éternel, le fini et l’infini, le « Ciel » et la « Terre », d’écouter ce que Dieu, à travers par exemple le « Beau » et la « Nature », dit à l’homme ici-bas dans une système de correspondances verticales : « La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles ; ».
Toutefois, le symbolisme de Baudelaire remet en cause les notions de « Bien » et de « Beau » (cf. La Charogne »), ouvrant par là la voie à la modernité avec une poésie plus trouble, celle des « fleurs du mal » : le poète redéfinit « L’Idéal », son « idéal » où les aspirations élevées se mêlent à des considérations plus sensibles, plus subversives, un « idéal » plus complexe que celui qui invite à s’élever vers des principes supérieurs. Moins manichéen que celui de Victor Hugo, le symbolisme de Baudelaire est aussi une « poésie du mal » inspirée par le « spleen ». Le poète révolté, « maudit », est en proie à la double postulation, Dieu et Satan, le « spleen » et l’ « idéal ». L’ « idéal » baudelairien peut être celui qui correspond à une vision métaphysique avec les « vivants piliers » des « forêts de symboles » d’une « Nature » comparée à un « temple » (« est ») dans un système de correspondance verticale établi à partir de symboles qui permettent à Dieu de communiquer avec les hommes, le poète étant chargé d’interpréter les signes (« Tout est signe et tout signe est message », Proust) comme l’explique Victor Hugo dans « Fonction du poète ». Mais les « correspondances » de Baudelaire sont aussi horizontales (d’où le pluriel du titre de « Correspondances »), ainsi que le souligne la construction du sonnet avec le deuxième mouvement à partir de vers 8. L’aspiration vers l’« Idéal » imprégné de religion et d’idéaux élevés des poèmes plus désincarnés du début de la section « Spleen et Idéal » cède de plus en plus la place à une poésie du sensible, de la sensualité avec une « Nature » personnifiée (« le langage des fleurs et des choses muettes », « Elévation ») qui se fait moins réceptacle du sacré et interprète du divin qu’il y paraît dans un renversement fantastique annonciateur des Illuminations de Rimbaud (« Une fleur qui me dit son nom », « Aube ») : « L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers. » Le symbolisme de Baudelaire est donc spirituel (métaphysique) et sensible, sensuel, partagé entre l’éblouissement de certaines évocations et l’amertume du retour au réel. Les « synesthésies » baudelairiennes établissent des correspondances verticales et horizontales, entre les différents sens : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent » dans « une ténébreuse et profonde unité ».
La poésie tourmentée de Baudelaire est surtout celle d’un poète en souffrance et en révolte , partagé entre les images de « gouffres » et d’ « abîmes » et l’aspiration vers ce qui lui permet à l’âme de s’élever, Dieu et Satan. Même si c’est un dieu terrible, Chronos (dans la mythologie grecque, le dieu cruel du Temps dévore ses propres enfants), qui a le dernier mot dans le dernier poème de la section « Spleen et Idéal » des Fleurs de mal avec le poème de « L’Horloge », la poésie de Baudelaire reste, comme celle de Victor Hugo incantation, chant sacré d’un « voyant » messager du divin, d’un démiurge déchiffreur du monde chargé d’établir un lien entre le Ciel et la Terre selon la tradition orphique : « Ecoutez le rêveur sacré », enjoint Victor Hugo.
« C’est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la Terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout de qui est au-delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus évidente de notre immortalité. C’est à la fin par la poésie et à travers la musique que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau. » Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe.
Le Symbolisme de Rimbaud (dans Une saison en enfer, « Alchimie du verbe », p. 213 ; les poèmes en prose des Illuminations, « Aube », p. 214) et de Stéphane Mallarmé (« Les mots s’allument de reflets réciproques », cf. p. 215) devient de plus en plus « sorcellerie évocatoire », le poète se fait « voleur de feu », « broyeur de poison » ; « alchimiste du verbe » selon les expression de Rimbaud, sans arrière-plan religieux. L’aspiration vers le haut, ce qui dépasse l’homme et le pousse à s’élever dans un élan d’enthousiasme poétique prométhéen (étincelle divine : l’enthousiasme n’est-il pas « avoir un dieu en soi » suivant son étymologie : « theos », dieu ?; « étincelle motrice et joyeuse », pour Proust), s’il ne se réfère plus explicitement comme chez Victor Hugo (qui était croyant) ou Baudelaire (marqué par son éducation chrétienne), à la religion et à un Dieu particulier, demeure tension vers le sacré, le « mystère » de la vie, dans une œuvre qui reste pour Mallarmé « musicienne du silence ». C’est peut-être pourquoi « les mots se lèvent avant leurs sens » pour René Char, chargés des mystères (divins ?) dont seul Orphée, le « rêveur sacré » a le secret…
(cf. Cocteau et l’importance du rêve et de l’inconscient pour les poètes surréalistes ; Jean-Baptiste Pontalis, Le Dormeur éveillé).
« J’ai seul la clé de cette parade sauvage », « Parade », Illuminations, Rimbaud (« Je suis maître du silence »).
Même si « on construit un poème comme une machine » déclare Edgar Poe, traduit par Baudelaire, la poésie garde son mystère (« Silence de l’œuvre qui parle, parole de l’homme qui écoute. » Roland Barthes), un mystère qu’il serait vain de réduire à une analyse des signes formels, fût-elle « méthodique » (cf. métrique et prosodie : la versification, p. 372). ..
Un poème ne se réduit pas comme une équation mathématique…
« L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible », Paul Klee
Thèmes associés : la liberté et l’exotisme, l’évasion, le voyage intérieur ou extérieur ? (cf. le symbolisme de « L’Invitation au voyage » ) ; L’autoportrait du poète : « L’Albatros ».
Baudelaire, Les Fleurs du Mal (1857 – 1861 – 1868)
Dans l'un de ses projets de préface pour les Fleurs du Mal, Baudelaire écrit : " Il m'a paru plaisant, et d'autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d'extraire "la beauté" du Mal" *
cf. « une souffrance positive » ? « Le Confiteor de l'Artiste »
Les Fleurs du Mal de Baudelaire dans la première édition de 1857 ne représenteraient-elles pas, en cinq actes, inégaux le motif du drame cher aux « Romantiques » de la chute de l'"Ange" : "Spleen et Idéal" ou l'élévation au premier acte, puis " Fleurs du Mal" ou la chute, et enfin "La Révolte", "Le Vin" et "La Mort" pour signifier le sentiment d’échec du poète ?
Tel un nouvel Icare ou un « Prométhée moderne », le poète « voyant » aurait osé défier les dieux qui l'auraient châtié pour avoir donné le feu de l'éternité et de la vérité aux hommes par l'intermédiaire de la poésie.
La tentative alchimique initiatique des Fleurs du Mal pourrait aussi être assimilée à la descente aux Enfers d' Orphée pour sauver son Eurydice, "la beauté" (les "fleurs" de rhétorique ou d'amour des Fleurs du Mal ?) qu'il chercherait à "extraire" des servitudes et des turpitudes du siècle vulgaire, du "Mal" lié à la temporalité et aux contingences de la condition humaine, ici-bas. C'est pourquoi le poète du "spleen" et de "La Révolte" explique dans un de ses projets de préface pour Les Fleurs du Mal, non sans un certain orgueil démiurgique : "Il m'a paru plaisant, et d'autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d'extraire "la beauté" du Mal".
La première section des éditions de 1857 et de 1861, la plus longue, « Spleen et Idéal » semble en effet mettre en scène la difficulté de l'envol avec l'allégorie de "L'Albatros" dès l'ouverture , aussitôt après "Bénédiction", avant la chute dans le Styx de "L'Irrémédiable" et la sanction définitive du dernier poème de cette section, "L'Horloge" en clôture du premier acte de cette tragédie composée de 85 poèmes pour dénoncer les méfaits du temps et de l'ennui qui auraient raison des aspirations élevées du poète, prisonnier de l'"épaisseur de vulgarité" du monde moderne.
Condamné au "spleen" et à la prison des lois de la temporalité, "l'homme spirituel" vivrait un véritable enfer sur la Terre, incapable de dépasser le destin de son incarnation pour atteindre l'"Idéal".
« Spleen » <>« rate » : « humeur noire », mélancolie passagère sans cause apparente caractérisée par le dégoût de toute chose. Son sens est plus fort que celui du « mal du siècle » romantique, vague à l’âme ou « vague des passions » de Chateaubriand, sentiment de malaise diffus ou de « cafard » (familier) => « le soleil noir de la mélancolie », Nerval. CHAGRIN – ENNUI – DESESPOIR (au sens métaphysique : appel des « abîmes », du gouffre, de l’enfer, du mal… de l’homme « en proie à la double postulation baudelairienne », entre Dieu et Satan).
La deuxième section du recueil, la quatrième de l'édition de 1861, composée de neuf poèmes, s'ouvre de manière significative par "La Destruction" pour traduire l'état de déréliction du poète. La tentative du deuxième acte de cette tragédie poétique, "Fleurs du Mal" qui faisait suite en 1857 à "Spleen et Idéal", prolongée en 1868 par "Les Fleurs du Mal" (la septième section de l'édition de 1861), pourrait bien exprimer un revirement du poète déchu amené à accéder au "beau" par l'expérience de la laideur pour fonder l'esthétique de la poésie à venir, à "extraire "la beauté" du Mal" *. Ce n’est sans doute pas un hasard si déjà, dans le poème « Idéal » de « Spleen et Idéal », « Lady Macbeth, âme puissante au crime » incarne la beauté du mal : « Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses / Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal. ».
* «le beau est laid, le laid est beau », prédisaient les sorcières de Macbeth de Shakespeare. (cf. La « révolution esthétique » de Victor Hugo : la préface de Cromwell, « La Bataille d’Hernani », 1830 ; « Réponse à un acte d’éducation »).
De la recherche de l'"Idéal" éternel et inaccessible à un mortel, il ne resterait plus dans les trois derniers actes de l'édition de 1857 ("La Révolte", "Le Vin", "La Mort") de même que dans certains poèmes déjà de "Spleen et Idéal", dans les "Fleurs du Mal" de 1857 et "Les Fleurs du Mal" de 1868, les "Tableaux parisiens" et les "Epaves", que la nostalgie du monde rêvé et l'écartèlement du poète en proie à la double postulation, angélique et satanique; même si "l'Ange de révolte" semble se manifester de plus en plus intensément au fil du recueil et prendre progressivement toute la place dans le cadre théologique construit par le poète, suivant une évolution qui témoignerait d'une révolution dans l'idéalisme mystique de Baudelaire. Déchiré par l'antagonisme de la chair et de l'esprit, incapable d'échapper à la souffrance liée à l'incarnation dans le temps et à la fatalité du péché, le poète qui aurait échoué dans son engagement mystique et esthétique à faire correspondre le "Ciel" et la "Terre" ainsi qu’il se le proposait dans le manifeste poétique de « Correspondances », trouverait dans un ultime et superbe sursaut d'orgueil (satanique ?) dans les difficultés rencontrées, dans son aveu d'échec même et la souffrance acceptée comme une nécessité rédemptrice, la satisfaction d'une expérience poétique fondatrice d'une nouvelle esthétique *: la "beauté" du "Mal" des Fleurs du Mal.
* une esthétique du chiasme et de l'oxymore :
« Ah! Faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellemement le beau ? »
(« Le Confiteor de l'Artiste »)
« C'est la contradiction qui donne la vie en littérature », Illusions perdues, Balzac
« Correspondances », Spleen et Idéal, IV, Les Fleurs du Mal, 1857 (sonnet) ; « L’Albatros » ; « Elévation », III ; « Les Phares », VI ; « La vie antérieure », XII ; « La Beauté », XVII ; « L’Idéal », XVIII ; « La Chevelure », XXIII ; « Harmonie du soir », XLVII ; « Le Flacon », XLVIII ; « L’Invitation au voyage », LIII ; « Moesta et errabunda », LXII ; « Spleen », LXXVIII ;