Philippe Jaccottet, "Parler"
Philippe Jaccottet, Chants d'en bas, 1 : "Parler" (1974)
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Parler est facile, et tracer des mots sur la page,
en règle générale, est risquer peu de chose :
un ouvrage de dentellière, calfeutré,
paisible (on a pu même demander
à la bougie une clarté plus douce, plus trompeuse),
tous les mots sont écrits de la même encre,
"fleur" et "peur" par exemple sont presque pareils,
et j'aurai beau répéter "sang" du haut en bas
de la page, elle n'en sera pas tachée,
ni moi blessé.
Aussi arrive-t-il qu'on prenne ce jeu en horreur,
qu'on ne comprenne plus ce qu'on a voulu faire
en y jouant, au lieu de se risquer dehors
et de faire meilleur usage de ses mains,
Cela,
c'est quand on ne peut plus se dérober à la douleur,
qu'elle ressemble à quelqu'un qui approche
en déchirant les brumes dont on s'enveloppe,
abattant un à un les obstacles, traversant
la distance de plus en plus faible – si près soudain
qu'on ne voit plus que son mufle plus large
que le ciel.
Parler alors semble mensonge, ou pire : lâche
insulte à la douleur, et gaspillage
du peu de temps et de forces qui nous reste.
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Philippe Jaccottet, Chants d'en bas, 2 : "Chacun a vu un jour" (1974)
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Chacun a vu un jour (encore qu'aujourd'hui
on cherche à nous cacher jusqu'à la vue du feu)
ce que devient la feuille de papier près de la flamme,
comme elle se rétracte, hâtivement, se racornit,
s'effrange... Il peut nous arriver cela aussi,
ce mouvement de retrait convulsif, toujours trop tard,
et néanmoins recommencé pendant des jours,
toujours plus faible, effrayé, saccadé,
devant bien pire que du feu.
Car le feu a encore une spelendeur, même s'il ruine,
il est rouge, il se laisse comparer au tigre
ou à la rose, à la rigueur on peut prétendre,
on peut s'imaginer qu'on le désire
comme une langue ou comme un corps ;
autrement dit, c'est matière à poème
depuis toujours, cela peut embraser la page
et d'une flamme soudain plus haute et plus vive
illuminer la chambre jusqu'au lit ou au jardin
sans vous brûler – comme si, au contraire,
on était dans son voisinage plus ardent, comme s'il
vous rendait le souffle, comme si
l'on était de nouveau un homme jeune devant qui
l'avenir n'a pas de fin...
C'est autre chose, et pire, ce qui fait un être
se recroqueviller sur lui-même, reculer
tout au fond de la chambre, appeler à l'aide
n'importe qui, n'importe comment :
c'est ce qui n'a ni forme, ni visage, ni aucun nom,
ce qu'on ne peut apprivoiser dans les images
heureuses, ni soumettre aux lois des mots,
ce qui déchire la page
comme cela déchire la peau,
ce qui empêche de parler en autre langue que de bête.
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"L'attention du poète se situe entre la vison et la vue, entre la dérive des images (l'amplification poétique) et la rigueur d'une description qui ne se tiendrait qu'aux signes. Entre la saisie de quelque chose et le dénuement des formes essentielles qui échappent à l'ornement du langage. Entre le discours et la parole pauvre, presque silencieuse – distance jamais résorbée, parfois rapprochée dans l'éclat inespéré du simple."
Jacques Sojeher au sujet de Philippe Jaccottet dans La démarche poétique (Union Générale d'Edition, 1976, p. 245) peuvent
I. L'amplification poétique.
II. "La rigueur d'une description qui ne se tiendrait qu'aux signes" : le dénuement d'une parole pauvre ; la "parole" préférée au "discours" et "la vue" à "la vision".
"et retombé à terre,
on ne voit plus en eux précisément que des images
ou des rêves" Chants d'en bas 49
Le dénuement : le renoncement aux "belles images" et aux hyberboles : Leçons 16/165
"Ecoute mieux" (90) "Avec des mots plus pauvre et plus justes, si je puis" (89)
"L'interdit opposé aux prétentions de l'orgueil" constaté par Jean Starobinski dans sa préface du recueil Poésie, 1946-1967 se manifeste par ces tentatives progressives de dénuement de l'écriture poétique représentatives de l'effacement du sujet "effrayé" par sa rencontre avec la mort.
* retour à des formes métriques traditionnelles comme autant de protection contre les débordements de l'excès lyrique (L'effraie)
qui, s'il ne manifeste plus aussi nettement par l'écriture par l'effacement du "je" grammatical comme dans Leçons où les variantes tendent à gommer la présence du sujet, se retrouve dans l'effacement du trop explicitement biographique ou réaliste des pièces supprimées du recueil de L'Ignorant , un recueil de moindre effusion personnelle que L'effraie qui témoignait de la "saisie" du poète fragilisé par l'expérience de la mort, au bord de l'effacement (stade lyrique du poète décomposé) avant le travail conscient d'écriture de L'ignorant et de Leçons et l'expérience métadiscursive de Chants d'en bas (stade épique où le poète articule et décompose, expose, raconte et se raconte, notamment dans la section "Parler" où il projette son sentiment d'impuissance et le caractère dérisoire de la parole remise en cause par l'expérience de la douleur et de la séparation au sens métaphysique et existentiel : "Parler" pose les conditions et les limites de l'énonciation poétique, ne serait-ce que formellement par le choix du vers libre, entre vers et prose, d'où aussi la réflexion sur l'image ; interrogation sur le lieu et la légitimité du poète dans son œuvre : entre l'édition de 1974 et celle de 1977, nombre de tirets remplacés par des parenthèses, des virgules ou deux points : les tirets seraient dévolus aux démarcations fortes alors que les parenthèses renverraient aux commentaires du locuteur, dans une poésie métadiscursive), puis sursaut pour éviter l'aporie : le poète se recompose dans A la lumière d'hiver pour se faire réceptacle de "quelque chose" dans l'espace du poème reconquis : le manuscrit présente les mêmes caractéristiques d'effacement de l'expérience particulière du sujet dans la généralisation de l'énoncé que les recueils précédents(stade dramatique) :reprise de confiance dans les mots mais importance du silence.
"le dénuement des formes essentielles qui échappent à l'ornement du langage"
Le soleil de la poésie passe encore "comme la bougie derrière son écran jauni" (96), "à la lumière d'hiver » de cette sagesse nouvelle du poète qui ne veut plus rêver ni pleurer seulement mais "veiller comme un berger" "contre le mur éclairé par l'êté" ("Le travail du poète", 64). L'expérience de la morts fut la mise à l'épreuve philosophique, métaphysique et poétique décisive, la pierre de touche de la poétique de Philippe Jaccottet devenu au cours de son parcours plus riche de sa dépossession. Humblement le poète appelle "tout ce qui risque de se perdre s'il s'endort" ("Le travail du poète", 64) "encore et encore" et tremble "de ne plus voir" : "Ainsi s'applique l'appauvri/ comme un homme à genoux qu'on verrait s'efforcer / contre le vent de rassembler son maigre feu" (65) "Le travail du poète"
Antithèse (suite) : une esthétique et une éthique de la dépossession ; "le dénuement des formes essentielles" (Jacques Sojcher, La démarche poétique)
Après l'échec de Requiem, la poésie de Philippe Jaccottet ne cessera de revenir au plus simple. Il renoncera aux poèmes sacrés et aux latin d'église. Aussi fait-il commencer son oeuvre à L'effraie, qui marque le retour à des formes métriques traditionnelles comme autant de protection contre les débordements de l'excès lyrique. Le poète y réfléchit à l'assouplissement possible du poème et à la légitimité de la poésie dans ce monde de chaos. "La voix" et "le travail du poète" de L'Ignorant témoignent d'une mesure plus humaine. L'expérience métadiscursive débutée dans ce recueil se poursuit avec les réécritures successives de Leçons aux nombreuses variantes qui ne laisseront pas le poète satisfait ainsi qu'il l'explique dans "Cette folie de se livrer jour et nuit à une œuvre" et surtout dans Chants d'en bas, avec notamment la section "Parler".
effacement du "poète"> "La voix", 60 > "L'ignorant", 63 > le "berger" 64, "l'écolier", Leçons, 163> "Muet", 167
"Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,
plus j'ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Tout ce que j'ai, c'est un espace tour à tour
Enneigé ou brillant, mais jamais habité."
"L'ignorant", p. 63
"Seule demeure l'ignorance", "Le Livre des morts", 90
"Autrefois
moi l'effrayé, l'ignorant, vivant à peine,
me couvrant d'images les yeux,
j'ai prétendu guider mourants et morts." Leçons, 160
choix du vers libre, entre vers et prose dans Chants d'en bas (* retour à des formes métriques traditionnelles)
comme autant de protection contre les débordements de l'excès lyrique (L'effraie)
effacement des tirets remplacés par des parenthèses (Chants d'en bas : entre l'édition de 1974 et celle de 1977,
nombre de tirets remplacés par des parenthèses, des virgules ou deux points : les tirets seraient dévolus aux démarcations
fortes alors que les parenthèses renverraient aux commentaires du locuteur, dans une poésie métadiscursive)
effacement du "je" poétique > "La voix", 60 > "L'ignorant", 63 > "berger"64 "l'écolier », Leçons, 163> "Muet", 167
effacement des "des mots de peu de poids", "Le Livre des morts", 91
effacement des éléments du portrait du mort, de l'expérience personnelle dans Leçons et Chants d'en bas
effacement des "belles images" (fin du "Livre des morts", en contrepoint de la descente du corps dans la terre : la "vision" de l'arbre et "le murmure doré d'une lumière de passage" 91)
"plutôt le linge et l'eau changés,
la main qui veille,
plutôt le cœur endurant."Leçons, 162
"Je ne voudrais plus qu'éloigner
ce qui nous sépare du clair,
laisser seulement la place
à la bonté dédaignée." ibid163
"Muet. Le lien des mots commence à se défaire
aussi. Il sort des mots." Leçons, 167
Détachement du poète = Robinson moderne après le naufrage des illusions ("ombres", "mensonges")
poésie métadiscursive : Chant d'en bas
2."Entre le discours et la parole pauvre, presque silencieuse"
La prise de conscience métaphysique et existentielle de la fracture et de l'humiliation (passage sous les fourches caudines, Leçons, 167) se traduit dans la parole par différents effets typographiques, grammaticaux et stylistiques qui expriment l'humilité, la modestie, l'effacement du sujet attentif surtout à "la saisie de quelque chose" d'essentiel par "le dénuement des formes essentielles" :
"facile à dire ! et trop facile de jongler
avec le poids des choses une fois changées en mots !" A la lumière d'hiver, 77
"Frêles signes, maison de brume ou d'étincelles,
jeunesse…" (77)
rupture avec les conventions d'usage, poétique et grammatical :
l'effacement du "je" et des "mots de peu de poids", des conventions d'usage : par exemple, les majuscules au début des vers sans raison grammaticale = convention poétique (début de phrase)
le détachement provoqué par des enjambements souvent inattendus ("dans un / jardin couvert de neige", "La voix", 60; "son feuillage", "Le Livre des morts", 91) : liberté et célébration du "jardin couvert de neige", du "feuillage" ; "à se défaire / aussi", Leçons, 167
usage systématique des interrogations, des négations, des disjonctions et des hypothèses pour exprimer l'ignorance et l'ouverture à un autre mode de fonctionnement poétique (peut-être à une transcendance)
usage des antithèses pour exprimer les deux termes de cette poétique réactive, dialectique d'acceptation et de refus
usage des restrictions et des enjambement pour célébrer ce qui est "à venir": "la saisie de quelque chose"
L'interrogation : "La voix", 60
poète = Robinson ?
à suivre...
"Petit Poucet rêveur... un pied près de mon coeur"
"A la musique", Arthur Rimbaud, Cahiers de Douai (1870)
Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu'étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.
-- L'orchestre militaire, au milieu du jardin,
Balance ses chakos dans la Valse des fifres :
-- Autour, aux premiers rangs, parade le gandin;
Le notaire pend à des breloques à chiffres.
Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs :
Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames
Auprès desquelles vont, officieux cornacs,
Celles dont les volants ont des airs de réclames;
Sur les bancs verts, des clubs d'épiciers retraités
Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme,
Fort sérieusement discutent les traités,
Puis prisent en argent, et reprennent : "En somme!..."